AUTOPORTRAIT je selfie, donc je suis ! - France Mutuelle

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AUTOPORTRAIT je selfie, donc je suis !

groupe de personne pour un selfieguide pra

La mode de se prendre soi-même en photo a envahi le paysage. Personne n’y échappe, même pas le président de la République, obligé de se prêter au jeu du selfie dès qu’il est en contact avec le public. Que dit de nous ce désir de nous mettre sans cesse en scène ? Décryptage avec la philosophe et psychanalyste Elsa Godart, auteure d’un essai sur ce phénomène encore inconnu il y a seulement quelques années.

La scène se passe à Venise. Le couple n’a jamais mis les pieds dans la ville, mais au lieu d’admirer les ponts, les palais, de savourer la découverte, il passe son temps à se photographier. Perche à selfie en main, ils ne jettent qu’un vague regard sur les monuments, on les sent juste animés du furieux désir de s’immortaliser eux-mêmes devant le pont des Soupirs. Un cas isolé ? Loin de là. Aujourd’hui, la vedette, c’est nous : moi à la plage, moi devant le Louvre, moi sur le remonte-pente… Sommes-nous devenus si narcissiques que nous passons notre existence à nous contempler sur nos smartphones au détriment du monde qui nous entoure ? D’apparence futile, cette mode peut révéler bien des fragilités.

AIMEZ-MOI !

Contrairement à nos anciennes photos de vacances destinées à n’être partagées qu’avec nos proches, le selfie s’adresse à la multitude et se retrouve sitôt pris sur les réseaux sociaux. Restons avec nos touristes en Italie : avant même d’apprécier l’instant, ils pensent d’abord à se montrer au plus grand nombre, comme s’ils cherchaient sans cesse l’approbation de ce qu’ils sont en train de vivre. « Le selfie nous met en situation d’attente : mon image va-t-elle récolter des like et si oui, de combien de personnes ?, souligne la spécialiste. La pratique intensive trahit souvent une mauvaise image de soi, une anxiété sur ce que les autres pensent de nous. Malheureusement, dix mille like n’y changeront rien et ne pourront jamais rassurer quiconque. » Pire, si l’attente est déçue, l’image de soi en sort encore plus malmenée : quoi, personne ne me regarde, personne ne m’aime ? En nous montrant sous notre jour favorable, faisant de notre existence un monde enchanté – on se photographie rarement le cheveu gras devant une benne à ordures –, nous pensons ainsi contrôler notre image, mais la mise en scène, sans conscience d’en être une, est trompeuse : qui cherchons-nous à berner, les autres ou nous-mêmes ?

Le plus ennuyeux, c’est que l’on estime bien souvent que l’image n’a pas besoin d’être accompagnée de mots : la photo se passe de commentaire, voyez comme je suis heureux, voyez comme mon existence est passionnante… Pour la philosophe, nous sommes passés d’une société du « je pense » à une société du « je vois, je suis vu ». Les échanges ponctués de clichés – dans tous les sens du terme – sont renforcés par les émoji, ces petits symboles qui accompagnent les messages, restreignant le langage au seul registre affectif. On ne cherche plus le mot juste pour échanger, décrire son ressenti, son expérience intime, on normalise l’émotion grâce à un visage souriant, triste ou en colère, nous voilà entrés dans l’ère du vide…

UN ACTE CRÉATIF

Faut-il jeter le selfie aux ordures ? Pas du tout, affirme Elsa Godart, elle-même adepte de l’autoportrait. Il ne s’agit pas de la réflexion d’une spécialiste dépassée, méprisant une pratique étrangère à sa génération, mais d’une jeune femme passionnée par le phénomène qu’elle passe à la loupe, ce qui donne à ses critiques d’autant plus de crédit. Si une partie de son essai met en garde sur les dérives, elle ne tarit pas d’éloges sur les atouts du selfie, à condition de rester conscient de ses limites, d’opérer ce petit pas de côté qui nous laisse la maîtrise de la situation. « Le selfie permet de partager de façon ludique quelque chose de soi avec un autre ou plusieurs autres, de créer un moment de complicité, à condition de ne pas en attendre autre chose », détaille la philosophe. Elle attire également notre attention sur ses immenses possibilités, les mises en scène pouvant se montrer très créatives, en témoigne la publicité qui s’amuse beaucoup avec le selfie. Désormais, grâce à la vidéo, le selfie s’anime, devient un vrai petit film. Un phénomène réjouissant, à condition de ne pas confondre nos petites fictions avec la réalité…

 

Bernadette COSTA-PRADES